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Le Blog d'Elisabeth Poulain

Le fond, le mur gris en fascination > Son étrangeté en pub

17 Février 2015, 10:50am

Publié par Elisabeth Poulain

         

Le gris en couleur. Il ne vient jamais en premier choix dans une photo-couleur. On ne peut pas dire non plus qu’on l’utilise  par défaut, pour faire autrement ;  peut-être un peu, mais l’explication serait trop courte et trop facile. Elle n’apporterait rien  de bien intéressant. Le gris était, il y plusieurs décades, une non-couleur, qui présentait l’avantage majeur d’être pour les personnes une sorte de passe-partout dans la foule ou dans un groupe, au bureau par exemple, pour être le moins visible possible. Les hommes avaient des costumes gris, les premiers pantalons des garçons étaient gris. Les femmes à partir d’un âge certain s‘habillaient de gris pour « ne pas attirer l’attention sur elles.» 

Une non-couleur choisie pour ne pas attirer l’attention, en signe de bon ton aussi, qui montrait la réserve pour les hommes et la volonté d’afficher la modestie exigée pour les femmes. C’était le rôle attribué au gris, être un ni-ni,  ni blanc, ni noir, ce qui suivait le noir quand on n’était plus obligé-e de porter le noir du deuil, la façon bourgeoise d’être dans le ton, le ton juste, pour ne pas détonner dans un groupe fortement structuré par des codes communs et en particulier celui du dress-code, comme on ne disait pas encore!  

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Une teinte plus que passe-muraille.  C’est déjà le cas dans le double usage qu’en font des photographes professionnels, en choisissant des fonds gris pour des clichés de studio ou de murs extérieurs gris d’usure malmenés par le temps. Une double façon de focaliser  le regard sur la jeune femme ou son homologue homme qui porte le vêtement par exemple ou de sur-jouer du contraste entre la perfection de leurs traits et des modèles portés et le vieillissement décrépi d’un mur de façade ou d’intérieur d’usine par exemple.  

Ses usages. En intérieur à titre de fond virtuel uniforme, le gris peut s’analyser comme une certaine forme de disparition  du décor, du paysage environnant pour attirer et concentrer le regard de celle ou celui qui regarde sur la cible choisie par le photographe. C’est clairement un choix très stratégique. On peut aussi l’interpréter autrement, où le gris mange tout le décor ou le paysage en signe de sa puissance.

En exemple, voici une photo sur fond gris d’une table en argent massif aux armes de Guillaume II d’Allemagne dans une exposition qui s’est tenue à Versailles au château dans le cadre d’un mécénat assuré en majeure partie par Martell, la grande marque de cognac du groupe Pernod Ricard. Dans la seconde moitié du XVIIe siècle (1664), Louis XIV fit réaliser pour son usage des meubles d’argent massif, une mode qui s’étendit à toutes les familles régnantes d’Europe. Le choix du photographe d’Entreprendre, le magazine de Pernod Ricard, a été de présenter cette table très richement ornée sur un fond uniforme gris, sur lequel ne se distingue pas le mur du sol. Un procédé souvent utilisé  pour éviter de couper par une ligne horizontale le fond à la jonction entre le mur et le sol.  Une façon aussi de jouer avec la lévitation, car toujours se pose la question des pieds.

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En intérieur, le choix du gris pour un mur est destiné à jouer du contraste. Il s’agit de faire vibrer les multiples variations de gris qui résultent du choix d’un matériau comme le béton. A l’extérieur ou à l’intérieur, ce matériau a ouvert de nouvelles perspectives avec ses empreintes de coffrage, sa fausse uniformité, sa puissance perceptible aussi bien avec en particulier ses jeux de couleur du temps, quand celui-ci n’est pas dominé par le bleu du ciel.

Un exemple avec des gris-béton d’intérieur relevé dans Elle Décoration (2014). La couverture est dédiée à la couleur rose, avec ce sous-titre « L’effet-lumière ». Juste après, un large visuel Roche et Bobois occupe la 2 de couverture et la page 1 qui lui fait face.  Des canapés et fauteuils de couleur noire sont disposés  autour d’un tapis bleu. Une sculpture noire de cinq pliures de métal se détache sur un mur béton coulé composé de  rectangles dont les lignes structurent l’ensemble. Le panneau de lumière offre une alternance de panneaux béton gris et de verre qui laisse passer la lumière blanche. Le sol gris très clair parle au mur de béton gris-béton qui fait ressortir l’ensemble noir.

Ce choix d’un gris uniforme comporte un risque majeur, qui est celui de la monotonie qui pourrait exister même s’il existe une infinité de nuances de gris surtout s’il est clair. C’est en effet le gris clair est souvent choisi pour mettre en valeur la marque, l’objet qui constitue la cible ou la jeune femme le plus souvent qui porte le vêtement, le sac, les chaussures et tout ce qui se vend et s’achète en distribution de luxe. Le gris clair dont il est question ici est celui qui résulte du mélange avec du blanc, une pointe de beige, de rose, d’orange ou de vert maintenant pour ne ressembler à aucun autre, surtout qu’il joue constamment avec la lumière.

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Un exemple dans Citizen K avec Petit Bateau (2008-2009) qui fait poser ses jeunes mannequins tous sur fond gris clair sans coupure horizontale franche dans ses 6 pages de publicité. On perçoit néanmoins la volonté du photographe de suggérer l’horizontalité sur laquelle reposent les pieds des mannequins. Le fond très clair en bas se fonce très légèrement vers le haut, sans effet de halo, mais avec quelques ombres pout les jambes.   C’est la meilleure façon de capturer un regard centré sur le modèle, sans déperdition ni vagabondage de la vue. Une façon aussi de faire un travail net, surtout avec des vêtements, gris moyen, gris légèrement foncé et blanc et surtout sans un sourire.

Le champ de création des gris associés à la lumière est infini, non seulement lors de sa création, de sa capture photographique, de son impression, de la lumière existante ou de l’air du temps. Le but de l’association à la lumière est de créer un fond par cliché, avec  des effets lumineux qui s’interpellent, se complètent, entrent en contact ou en opposition. Il y a souvent des effets de halo auprès du visage , ou de la silhouette entière de façon à retrouver en ce XXIe siècle des techniques de peintures que des grands peintres de la Renaissance en Europe savaient déjà utiliser pour les Puissants. Ces clartés ciblées qui ont pour objet de faire ressortir la profondeur du fond sont complétées par des effets d’ombre qui sont de plus en plus présents de façon à nouveau re-donner pleine vie au fond, qui a toujours été un élément fondamental d’ancrage, que ce soit en peinture ou en photographie.  

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En quelques d’années d’usage, le risque de monotonie est déjà apparu, avec un autre risque qui était de faire de la cover-girl ou du cover-boy un mannequin de bois, d’où la vie était partie. Une des réponses, outre le halo, est de jouer avec des ombres, les siennes d’abord ou d’autres pour suggérer un certain télescopage.

C’est ce dynamisme qu’on voit très bien sur le double visuel Louis Vuitton (2014), avec deux fois la même jeune femme de face à gauche, de profil à gauche, avec la même robe, le même sac, un rose sur la page de gauche et un bleu sur la page de droite. A chaque fois, il y a  un gros travail d’ombre différent bien sûr, avec aussi un élément de rupture et un lien grâce à l’ombrage plus foncé du gris. La rupture est montrée dans le pli que la toile grise tendue qui forme le fond, à la fois mur et sol. C’est une jolie façon de monter le mouvement. On le voit en partie droite en bas et l’ombrage différent en partie droite du visuel de gauche et en partie gauche du visuel de droite permet de lier les deux composantes du visuel double, comme un clin d’oeil. A la fois la même, à la fois différente, grâce au même sac mais pas de la même couleur…  

La composition du gris. Tout lui est bon pour faire vibrer la couleur de l’objet de la publicité, personne, vêtement, chaussure, meuble… C’est dire aussi que ce gris qui nous entoure, qui nous imprègne, qui n’est ni la couleur du jour, ni celle de la nuit, c’est un environnement, le nôtre, celui dans lequel nous baignons, l’air que nous respirons. C’est le gris de l’urbanisme, de l’architecture, de l’intérieur de nos logements, des bureaux, des hangars d’usine…c’est aussi une des innombrables variantes qui ressortent des photos en noir et blanc, pas forcément anciennes d’ailleurs.  

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4è exemple pour un manteau de fourrure de Fendi sur fond gris à New-York en gris clair dans lequel ressort un des immeubles le plus connus de New York, le Flat Iron, en gris à peine plus dense. C’est là un procédé intéressant qui consiste non pas à partir d’un cliché en noir et blanc mais d’une photo en couleur dont les tonalités de couleur sont très peu accentuées. Le manteau de fourrure joue sur des bandes horizontales de couleur grises foncées bordées de blanc, qui ressortent sur ce fond gris très pâle pour le ciel de New York. Celui-ci se détache  entre deux immeubles dont le Flat Iron fait ressortir l’axe vertical structuré des fenêtres au grisé plus dense. La situation ici est plus complexe. Il s’agit d’opposer des jeux de variations et des lignes de gris noir, gris et blanc de la fourrure, avec en  contraste de fond une vision très  douce de la ville de New York.

Les gris de vieux murs des vieilles villes.Ils offrent ou plutôt offraient à la vue des curieux une formidable scénographie en relief, chaque disparition d’écaille de peinture dessinant  une cartographie unique en lutte constante avec le temps, les agressions diverses, des graffitis ou à partir de 1885 des « Interdictions d’afficher ». Avant la seconde guerre mondiale, avant le temps de l’arrivée des ravaleurs de façades pour enlever les outrages du temps, des maîtres de la photographie comme Robert Doisneau ou Willy Ronis se firent un intense plaisir d’en faire le sujet central de leurs clichés. Comme en hommage à cette époque révolue de grande misère aussi, des publicitaires se sont saisis de ce thème en noir et blanc pour jouer le contraste de leurs couleurs.

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Cet exemple est une publicité pour femme et enfant de Burberry. La composition en noir et blanc est entourée d’un cadre composé de jeunes femmes souriantes et habillées de jaune et de rose de Burberry, la célèbre marque anglaise. Le cliché du centre en noir et blanc a peut-être été pris à Paris, sans que ce soit une certitude. Ce qui nous intéresse ici, c’est le mur derrière la jeune femme pensive et la joyeuse petite fille, avec son petit chien peluche. La composition du mur est dense. Sur la droite on  aperçoit une colonne de pierre. Du crépi ancien posé sur le mur près de la fenêtre se décolle, en dévoilant d’autres couches par-dessous. La partie d’un volet de bois occupe le coin supérieur gauche du cliché. Le bas à droite montre à voir un grand panier d’osier très solide rempli de cordages posé  sur un socle vraisemblablement à roulettes. L’intéressant est le contraste entre ces deux personnes, grande et petite, très stylées habillées de vêtements codés en contraste avec un mur du vieux Paris oublié par les rénovateurs urbains. Gageons qu’il reste encore des murs de ce type.

Un dernier exemple de murs de façades d’une rue ou tout est gris foncé pour Prada. Il s’agit d’une histoire qui pourrait commencer ainsi : il s’agit d’une jeune femme aux cheveux dans le vent, bien droite dans son manteau gris muraille très structuré, bien fermé, avec une curieuse ceinture marron alors que les chaussures, les gants, le sac sont noirs et tout le décor  de la rue aux pavés mouillés, des vieilles devantures fermées,  baigne dans  un univers gris vert, gris, gris moyen où la marque PRADA  est inscrite en noir. C’est d’autant plus  curieux, que la marque a pris soin d’inclure une bande noire à droite  sur toute la hauteur de la photo, une façon de densifier encore la photo déjà très structurée.

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Récapitulons, le gris porte les couleurs de l’air du temps. Il sait tout faire dès lors qu’un professionnel sait en user avec doigté et dans le cadre d’un projet. Il est aussi et surtout le point commun des grandes marques de luxe, comme si acheter un meuble ou porter un vêtement de marque suffisait à lui seul à modifier tout l’univers extérieur, hors de soi pour permettre à l’heureux acheteur d’être en phase avec lui-même et les autres acheteurs.

Citons pour le seul Madame le Figaro du 2014-04-30 et sans photo, outre Prada, Louis Vuitton, Fendi  déjà citées, Dior pour mettre un sac rouge en lumière, Saint-Laurent, Chaumet (joaillerie), Armani Casa pour des murs de béton banchés en panneaux inclinés, Minotti (meubles) avec des jeux de murs gris clairs, gris foncés, sans oublier un encadré gris beige du Figaro pour mettre son offre d’abonnement en valeur…A voir ce foisonnement, on peut vraiment se poser la question de savoir si ces gris ne sont pas une façon de repousser le monde en dehors du champ de la publicité pour les grandes marques du luxe, des sortes de gris chics ou des gris-murailles qui forment de vrais îlots préservés où tout ne serait  que luxe et volupté. Le contraire en un mot d'une couleur passe-muraille, un vrai mur en forme de cocon infranchissable.                             

Pour suivre le chemin

Par ordre de dates cette fois-ci, voici les visuels utilisés pour ce billet

. Catalogue Noël du Bon Marché, Rive gauche, les cadeaux ont une âme, décembre 2003, Burberry avec la jeune femme et la petite fille et pour la jeune femme de Prada.

. Entreprendre, n°52, printemps-été 2008, dans l’article « L’Enchanteur Martell », photo en page 44

. Citizen K, Hiver 08-09 pour Petit-Bateau et  Fendi et le manteau de fourrure

. Sac et chaussures Vuitton, Madame Figaro, 26.09.2014, pp. 4 & 5

. Elle Décoration, septembre 2014, Roche-Bobois, canapé d’angle composable Scenario, table basse Ovni

. Voir une bonne synthèse de l’usage du gris sur http://www.cyberdesign.be/alberto/francais/Gris.pdf

. Découvrir les liens qui existent entre les variations de gris dans un cliché en couleur avec celles qui découlent d’un cliché en noir et blanc saisi par un grand maître Robert Doisneau en 1935, intitulé « La petite maîtresse » où l’on voit une fillette dessinée sur un vieux mur, avec à côté d’elle une petite enfant qui se demande bien comment faire comme la grande sœur, sur  http://www.photogriffon.com/les-maitres-de-la-photographie/Robert-DOISNEAU/Maitre-de-la-photo-Robert-Doisneau.html 

. Photos Elisabeth Poulain, à voir dans l'album-photos "Couleurs-Matières", avec un conseil  qui est  de retrouver les publicités dans les magazines, tant les modifications des gris sont fortes du fait de la photo d'une photo par rapport  à ce que voit vraiment l'oeil, à croire que les objectifs révèlent des composantes chromatiques des gris. Certains gris pâles par exemple ressortent en vert pâle, d'autres en rose léger, alors que  le regard - lui - perçoit vraiment les tonalités de leurs finesses.        

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