La Frontière > Le Grand Retour > Le Péage urbain en guise d'Octroi
Traduction du titre. Cette nouvelle série porte sur les multiples variations que l’on capable d’inventer pour créer ou recréer des frontières là où il n’y en a jamais eu, là où il n’y en a plus, sous des formes apparemment nouvelles, toujours au nom des grands principes, avec toujours les mêmes conséquences…qui sont de couper le territoire, toujours au détriment de certains et pas des autres.
La Frontière est le nom que l’on donnait à la séparation entre le monde blanc civilisé aux Etats-Unis et l’Inconnu situé juste de l’autre côté, là où habitaient les Indiens qu’il fallait absolument soumettre à la civilisation, au nom du Seigneur, le Dieu des Chrétiens, pour le salut de leur âme, bien sûr. Le Grand Retour désigne cette tendance forte inscrite semble-t-il dans les gênes de l’humanité qui demande des nouvelles frontières, à peine a-t-elle oublié qu’elle criait « plus jamais ça » après les guerres mondiales toujours faites pour défendre les frontières. L’idée est de montrer par des exemples comment se manifestent ces nouvelles matérialisations des frontières. L’exemple du jour porte sur le péage urbain destiné à protéger le centre des villes contre les particules fines des véhicules automobiles anciens en fonctionnement.
Une approche du péage vu sous l’angle de la frontière. Il s’agit pour celui qui veut entrer dans le centre d’une grande ville protégé par la frontière du péage de payer une certaine somme d’argent afin d’obtenir le droit de circuler dans cette zone protégée. Pourquoi est-il donc nécessaire de protéger ce centre, contre quoi ou contre qui ? L’explication devrait se nommer l’envahissement automobile. Mais cette approche serait grossière. Comme les voitures ne se conduisent pas seules, la réglementation distingue l’automobiliste de l’automobile, les automobilistes entre eux, puis les automobiles entre elles. La vraie raison mise en avant n’est pas qu’à un certain moment de saturation dans le centre par définition exigu par rapport au reste de la ville, il n’y a littéralement plus d’espace disponible pour toute la surface cumulée qu’occupent les voitures, les camions, les bus…en mouvement, sans même parler des places de parkings destinés à accueillir les véhicules au repos et des occupations « sauvages » de l’espace public.
On commence alors à distinguer les automobilistes entre eux, entre ceux qui résident sur place et les autres en donnant la priorité aux premiers sur les seconds. A Bruxelles par exemple, les places réservées aux habitants sont matérialisées au sol par une signalétique spéciale. Les places résiduelles en petit nombre sont libres d’occupation à condition de payer son ticket de stationnement. Le contrôle du stationnement est confié à une société privée concessionnaire, qui vérifie minutieusement que chaque place est régulièrement occupée, avec photo de la vignette apposée derrière le pare-brise et photos de la plaque avant et arrière et de l’emplacement. A Londres, le montant de la somme forfaitaire pour les résidents est allégé de 90% sous certaines petites conditions.
Les autres, ceux qui viennent du dehors, se voient offrir un choix multiple. Il est encore possible de laisser gratuitement sa voiture là où on peut, ou dans des parkings à l’approche des stations de transport en commun anciennes situées en périphérie d’agglomération (cas des petites gares de la banlieue parisienne). Dans les installations récentes, la solution est de la garer toujours en périphérie dans des parkings relais édifiés en surface dans des endroits clos contre achat d’un titre de transport en commun leur garantissant une place disponible inclus dans le prix du billet de transport. Cette solution ne vaut que tant qu’il y a de la place. Un autre inconvénient et non des moindres est que ces parkings-relais fermés amputent la disponibilité de l’espace restant disponible gratuitement pour ceux qui habitent sur place.
Clairement le centre « exporte » sa congestion présente et future en la reportant vers la marge, sachant que le centre de la ville voisine fait la même chose de son côté et qu’aucun des deux centres n’indemnise sa périphérie contre ce report de la tension urbaine des deux côtés de la frontière urbaine qui existe entre elles. Cet espace mitoyen devient un nouveau territoire de tension, sachant qu’il y a toujours une ville dominante, celle qui protège son centre, qui est aussi le cœur de l’agglomération auquel participe de droit la ville plus petite en périphérie. On comprend que les relations de voisinage et de fonctionnement ne soient pas toujours faciles entre villes membres d’une agglomération. Mais revenons près du centre à « protéger ».
Comment se manifeste la frontière « protégeant » le centre ? Par des poteaux, des caméras, des marquages au sol et des badges sur les véhicules. On retrouve tous les symboles de la frontière sous d’autres matérialisations et d’autres couleurs. Il n’y a plus de barrières rouges et blanches qui se lèvent à votre approche quand vous avez montré vos papiers, votre passeport au douanier. Le passage se fait de façon plus insidieuse. Il ne s’agit plus d’exercer un droit dès lors que vos papiers sont en règle.
Le maître mot ici avec le péage urbain est le paiement d’une taxe. Il va falloir payer selon des barèmes différenciés tenant à la voiture cette fois-ci pour rester dans un cadre objectif et qui ne touche pas directement les personnes. Les véhicules sont classés en différentes catégories selon leur degré de pollution qui s’exprime en émission de particules fines. Les véhicules aux moteurs les plus anciens et les plus polluants ne rentrent pas. Les récents qui répondent aux normes les plus vertueuses ne paient pas. Restent entre les deux, des catégories intermédiaires avec des tarifs variables à la journée, encadrée par une plage horaire variable selon la collectivité.
Les tickets sont à acheter dans les kiosques, les bureaux de tabac… sur Internet comme à Milan où le coût est de 5 EUR par entrée/jour. Des caméras de surveillance sont placées à des endroits stratégiques aux points d’accès vers le centre pour vérifier que l’Eco-Pass est bien apposé. En Allemagne, à Berlin, Cologne, Hanovre, le système est déjà appliqué. Les voitures doivent arborer une nouvelle vignette verte pour celles qui ont un degré de propreté correct, jaune pour un degré moyen et rouge quand leur score est moins bon mais encore passable. Au-delà, la voiture ou le camion n’entre pas.
Cette simplicité de fonctionnement n’est qu’apparente. Le système est applicable du lundi matin au vendredi fin d’après-midi. A Londres, l’amplitude est de 7 heures à 18 heures, du lundi au vendredi. Cette « congestion charge » offre une remise de 90% aux résidents sous certaines conditions. Des systèmes hyper-performants de surveillance par caméra permettent de lire automatiques les plaques avant et arrière, avec l’aide en plus de caméras mobiles pour peaufiner le sytème.
Parfois, en l’absence de voies de dérivation, la situation constitue de fait un nouvel impôt puisque tout automobiliste doit forcément emprunter le trajet urbain payant pour traverser la ville. C’est par exemple cas à Sydney où le plan de situation est compliqué par la nature insulaire d’une grande partie de l’agglomération. Il s’agit dès lors de freiner la venue des voitures tout en essayant d’optimiser les flux en élargissant les plages horaires des passages et le report modal dans la mesure du possible, grâce à des péages d’un montant modulable. La situation est aussi celle des centres des villes où il est nécessaire de passer des ponts.
Les effets. Tous les prescripteurs de ces systèmes de dissuasion qui freinent l’arrivée de la voiture dans le centre se félicitent des retombées d’abord au niveau de la pollution et ensuite au niveau du gonflement des recettes qui sont affectées en priorité au développement des transports en commun. Pourtant, on dispose de peu ou de pas d’informations sur les retombées effectives sur les autres modes de déplacement, sur les effets non prévus ou contre-productifs. Plus curieux encore, personne ne parle du coût de toutes ces installations qui associent les poteaux aux caméras et à l'informatique; personne non plus ne parle de la réelle pollution visuelle qu'entrainent ces portiques multiples...
Penser que les personnes devant venir au centre vont forcément le faire en venant autrement, à pied, à vélo, en bus ou en métro part du principe que les gens restent dans le même mode de pensée et qu’ils existent forcément une réelle offre de transports en commun adaptée aux besoins des usagers. Affirmer que la voiture n’est qu’un mode de déplacement comme un autre, simplement un peu plus confortable et un plus coûteux est une franche hypocrisie. A l’heure d’Internet, il n’est plus toujours nécessaire de se déplacer pour accomplir des formalités administratives ou pour ses achats. Les modifications des fonctionnalités commerciales et administratives de la ville sont profondes, surtout quand s’ajoute un autre phénomène qui est l’externalisation des fonctions commerciales dans des grandes implantations nouvelles quasiment urbaines dédiées au commerce. C’est là aussi que se recrée la ville nouvelle pendant que le centre de la ville ancienne est plus en plus affecté aux lieux emblématiques de pouvoir, à la culture, à la nuit et au tourisme.
La dimension humaine est toujours sous-estimée. Cette ceinture fiscale d’un nouveau type à l’heure contemporaine a pour conséquence d’accréditer l’idée que ce sont ceux qui viennent approvisionner la ville, y faire leurs courses et/ou travailler dans le centre qui polluent. Ce sont eux les gêneurs. Sans eux, les choses iraient mieux. Cette idée de l’Entre-Soi est gênante au regard des valeurs démocratiques. Le centre-ville devient réservé à une élite fortunée et d’une moyenne d’âge élevée, qui a toujours bénéficié de tous les avantages de la centralité, tandis que les plus jeunes et les moins nantis sont rejetés le plus loin possible du centre pour pouvoir accéder à un prix du foncier abordable. A écouter des débats sur la vision de la centralité dans des instances de développement prévues par la loi, il paraît évident si l’on est un Huron, ne connaissant rien au système français, qu’il faut mieux habiter dans le centre des villes. On y a (presque) tous les avantages, hormis la question du stationnement et le bruit des fêtes la nuit !
Et l’octroi dans tout ça ? On y arrive. Reportez-vous en pensée quelques siècles en arrière, quand il fallut à Louis XIV trouver impérativement de l’argent pour regonfler déjà un tant soit peu les finances royales en bien mauvaises situations en 1643 à son arrivée sur le trône. En 1647 il décida de percevoir à son profit cette contribution directe qui existait depuis le XIIIe siècle au profit de certaines communes en France. Devant le mécontentement des villes, il coupa la poire en deux en 1653 et ne garda donc plus que la moitié du produit de la taxe. Par contre, il n’hésita pas à en créer de nouvelles pour obliger les villes à lui « racheter » leur moitié ou à augmenter les montants. Une des raisons du fort mécontentement populaire en 1789 est due en particulier à ce système jugé inique par le peuple en raison des conséquences pratiques, en particulier les embouteillages aux Portes d’Octroi et les dérives du système, les pots de vin et autres « petits cadeaux » pour frauder le système. Les taverniers voyaient aussi d’un œil peu favorable les guinguettes situées de l’autre côté de « la barrière » attirer les chalands avec des prix de vente moins élevés. Supprimé en 1791, ce système fut rétabli au cours du XIXe siècle. Il fallut attendre 1948 pour que ce système soit aboli partout en France, sauf dans les départements d’Outre-Mer, ce qui accentue le coût final au consommateur, d’autant plus qu’il se calcule sur le coût final, transport compris.
Le ressenti. L’intéressant est la position dans laquelle on se trouve. A Paris au XIXe siècle, la logique fiscale l’emporta au point de construire un mur tout autour de la ville pour empêcher les gens de l’intérieur d’acheter moins cher à l’extérieur, une façon d’inverser la protection des enceintes fortifiées. Une façon ressentie par les Parisiens de « mettre Paris en prison ». La prison est également celle que ressent un grand nombre de personnes vivant loin de la ville aujourd’hui où ils travaillent, sans avoir d’autres solutions de transport. Les transports en commun n’existent que dans la mesure où il y a une demande suffisamment importante pour générer des bénéfices pour la compagnie de transport concessionnaire de la collectivité urbaine. Quand on habite des lieux isolés, la voiture assure la liberté d’aller et de venir qui est au centre des droits fondamentaux de la personne. C’est aussi une des revendications des Milanais du centre qui veulent pouvoir rentrer chez eux sans avoir besoin de consulter les heures et sans avoir à être contrôlé. La création d’un péage touche directement celle du fichage des personnes et de leur suivi par une traçabilité en continu 24 h sur 24 d’un nouveau style.
Il est quand même étonnant de constater que la ville-centre éprouve le besoin de s'entourer à nouveau d'une barrière d'un nouveau style, tandis qu'elle recrée un peu plus loin une autre ville entièrement commerciale, cette fois-ci complètement close sur elle-même avec seulement quatre portes d'entrée-sortie. C'est le cas de l'Atoll à Beaucouzé près d'Angers. Pour aller dans cette "ville" d'un nouveau type, il vous faut obligatoirement une voiture.
Pour suivre le chemin
. Pour Londres, voir http://fr.wikipedia.org/wiki/P%C3%A9age_urbain_de_Londres
. Pour Milan, l’application du système est actuellement suspendue depuis le 25.07.2012 en raison d’une plainte en cours contre la ville. La Tribune de Genève relate la décision actuellement en cours du Conseil d’Etat italien en raison d’un recours d’un propriétaire de parking dans le centre qui subit un préjudice du fait de la diminution du nombre de véhicules entrant dans le centre avec une baisse sensible de son chiffre d’affaires http://www.tdg.ch/monde/europe/peage-urbain-milan-suspendu-provisoirement/story/17558383
Lire aussi l’analyse intéressante de la situation à Milanhttp://www.leparisien.fr/automobile/automobile-un-peage-urbain-pour-entrer-dans-milan-16-01-2012-1814284.php
. Pour un exemple de plan général de stationnement avec concession à Vinci, voir l’exemple d’Ixelles (40 voitures pour 100 habitants, un taux très élevé) qui fait partie du Grand Bruxelles, avec cette délicieuse précision : les agents de la société concessionnaire n’ont pas besoin d’être assermentés puisque l’argent prélevé n’est « ni une amende ni une taxe ». Ah bon, mais qu’est-ce donc que cet OVNI ? http://www.elsene.irisnet.be/site/fr/02vivrexl/circuler/planstatpourquoi.htm
. Sur le thème du péage urbain pour lutter contre la pollution, voir l’analyse qui reste bien théorique au regard de la réalité de l’offre de transports en commun sur http://quedisentleseconomistes.blogspot.fr/2010/06/peage-urbain-paris-une-bonne-idee.html
. Lire aussi le suivi de Moto-Mag sur ce thème depuis plusieurs années http://www.motomag.com/Peage-urbain-La-FFMC-fait-appel-a.html
. Retrouver Atoll sur http://projets-architecte-urbanisme.fr/atoll-centre-commercial-eco-parc-angers-beaucouze-hqe/
. Sur le différentiel de prix entre la Réunion et la Métropole, voir http://www.lecarnetdevoyage.fr/Notre-Aventure/comparaison-des-prix-la-reunionmetropole.html, exemple pour 12 tranches de jambon de Paris : 3,40 E en France, 9,60 à La Réunion où le revenu moyen par habitant x ( ?) fois moins élevé, ce qui renforce encore la cherté du produit.
. Photos des différents contributeurs cités, avec mes plus vifs remerciements.