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Le Blog d'Elisabeth Poulain

L'Ile dans "L'Ile nouvelle d'Utopie" gravée par Ambroisius Holbein, 1516

15 Avril 2013, 15:59pm

Publié par Elisabeth Poulain

Décryptage du titre. Il s’agit dans ce billet d’analyser ce que ce montre la gravure réalisée par Ambrosius Holbein, le frère de Hans Holbein le Jeune pour illustrer la première édition de l’essai philosophique de Thomas More (1478-1535) qui fut publiée à Louvains en 1516. Le titre même complet de l’ouvrage traduit du latin associe directement l’utopie à l’île, dans une vision incroyablement contemporaine : « Du meilleur état de la chose publique et de l’île nouvelle d’Utopie, un précieux petit livre non moins salutaire que plaisant ». Thomas More décrivit avec soin sa conception d’une société imaginaire idéale  fondée sur un concept et un terme nouveau qu’il a inventés en utilisant le mot grec d’utopie correspondant à « en aucun lieu » mâtiné quelques années plus tard du concept proche d’ « eutopie » « le bon lieu ».

Ile-Utopie-Ambrosius-Holbein-Thomas-More-1516 

Le lien entre l’île et Utopie. Mon propos n’est pas d’analyser la thèse philosophique de Thomas More. Il  est beaucoup plus limité. Il est d’attirer l’attention sur la représentation de l’île « Utopie » telle que la représenta Ambroisius Holbein arrivé à Genève en 1515 avec sa famille. Il avait alors 21 ans. Sa tâche fut de graver le dessin réalisé par le dessinateur  Gérard Geldenhauer de Nimègue.  Imaginez la difficulté de représenter en un dessin compréhensible par les lettrés européens la société d’avant la faute originelle, où il fait bon vivre, sous un gouvernement idéal, sans besoin d’argent et sans vilaine pulsion humaine, un véritable Eden idyllique, tel qu’en rêvent les hommes depuis la Genèse.  

Ile-Utopie-Ambrosius-Holbein-Thomas-More-1516 - Copie (2) 

Le choix du dessin de la gravure. Il fut de représenter une petite île ronde entourée d’eau, avec deux navires devant l’entrée de l’île proche du continent. On distingue la côte dans le fond avec une ville à droite et des paysages de collines à gauche. En fait l’histoire est plus complexe que ce qu’on voit. L’île est une création humaine. Pour le bien-être des futurs insulaires, elle a en effet été façonnée par creusement d’un canal qui la sépare de la côte. L’île a ainsi été détachée de la côte placée dans le fond supérieur du dessin de façon à permettre aux flots de séparer l’île du continent proche. Ce chenal forme le Ier degré de protection des Iliens.

 Ile-Utopie-Ambrosius-Holbein-Thomas-More-1516 - Copie (3)

Une fois dans l’île, on aurait pu penser découvrir une représentation simplifiée d’un village blotti auprès de son château. Mais il n’en est pas ainsi. Dans l’île proprement dite, ce qui frappe tout d’abord est le nombre de maisons-tours à un ou deux étages placés tout autour du rivage externe, comme autant de postes de guet. Une hypothèse est qu’il est nécessaire de voir loin, comme il en va sur un navire. Entourée d’eau, l’île, tout comme le bateau, a toujours besoin de surveiller ses alentours, pour savoir qui vient, le gentil pour apporter ce que l’île ne produit pas et le méchant pour le dissuader de venir. Ces maisons dessinent une couronne non fermée en forme de croissant ouvert vers l’avant, vers nous qui regardons le dessin. Elles constituent la seconde protection de l’île. 

Ile-Utopie5-Ambrosius-Holbein-Thomas-More-1516 - 

Pour se protéger au coeur, l’ingéniosité des habitants d’Utopie a prévu un troisième système de défense ingénieux. Il y a en effet une autre île emboîtée dans la première. En regardant bien, avec l’aide d’une loupe, l’île-croissant-protecteur, apprêtez-vous à entrer dans l’île. Pour cela, il faut chasser de votre vision le gros bateau placé la porte-tour qui se trouve être le débarcadère et entrer dans l’île par le canal de droite, dans le sens inverse des aiguilles d’une montre. Avec votre petit canot, vous allez pouvoir faire ainsi quasiment le tour de l’île-coeur. C’est la mer intérieure. Sur la gravure, on ne voit pas de route  dans l’île. Au moment de rejoindre la grande porte d’entrée placée au centre, le canal pénètre sous une colline pour ressortir de l’autre côté dans ce qui pourrait être la bouche de l’île, dans laquelle est érigée une grande porte-tour. L’importance du navire en premier plan surprend. Il apparaît comme une sorte de cordon ombilical qui relierait l’île avec la terre-mère. On peut penser aussi à un bouchon qui ferme l'accès. Les flots qui l’entourent sont agités, alors qu’il n’en va pas de même en arrière de l’île face au continent ou dans la mer intérieure. On y voit  un marin, le seul personnage humain de la gravure.

Ile-Utopie-Ambrosius-Holbein-Thomas-More-1516 - Copie 

En résumé, que voit-on ? Il y a effectivement une île, une double île en réalité, au fond de laquelle se tient une enceinte fortifiée, qui est le 3è mécanisme qui protège les Iliens, sans compter tous les autres modes de défense. Cette société cherche à s'isoler du danger  par un système de barrières qui n’ont rien de naturelles au sens  où elles sont façonnées et/ou recherchées pour leur capacité à se défendre.

- Peut-on raisonnablement penser que la peur de l’ennemi de l’extérieur soit le fondement d’une harmonie insulaire durable?

- Il y a aussi contrairement aussi au mythe d'utopie une réelle segmentation de classe entre ceux qui protègent en force 1 et 2 et ceux qui sont protégés en force 3. 

Et pourtant, c’est bien encore ce qui se passe maintenant. Posséder une île coupée de lien avec les nuisances du monde extérieur, entourés de serviteurs, avec tous les services possibles et imaginables d’une société riche et qui se veut ouverte continue à être en 2013 un des must de la réussite sociale dans un monde fermé. Ce qui m’interpelle profondément est la modernité de l’attirance de ce mythe de l’île, comme si loin de tout et des autres, mais pas des serviteurs payés,  totalement à son service et totalement dépendant de soi, il était possible de résoudre les problèmes de l'humanité…  

Ile-Utopie-Ambrosius-Holbein-Thomas-More-1516  

Pour suivre le chemin

. Sur le mythe de l’île, voir aussi sur ce blog cinq billets qui parlent de l'île La Frontière et l'Ile > La Belgique selon K. Pomian et Fabrice Montignier     Un tapis comme une île > Un archipel en forme de tapis > Laure Kaziers   Une toute petite île avec une petite maison > Grèce   Une île en forme de voiture > Une voiture comme une île > Une pub BMW          Une île en Loire, bleu sur bleu sur vert, loin de la ville 

. Retrouver la carte de 1516 sur http://pot-pourri.fltr.ucl.ac.be/itinera/Enseignement/Glor2330/Utopia/intro.htm

. Il existe une autre carte très touffue, qui est l’œuvre de l’illustrateur Ortelius,  dans l’édition de 1518. Elle présente tant de différences d’avec celle de 1516 que j’ai choisi de centrer l’analyse sur la première carte plus simple et plus lisible.  

. Sur ce traité de Thomas More et ses « figures » (ses cartes ou représentations), lire l’excellent cours de l’Université catholique de Louvains (Responsable académique : Paul-Augustin Deproost, Analyse : Jean Schumacher, Design & Réalisation inf. : Boris Maroutaeff), - que j’ai déjà cité pour la gravure sur - http://pot-pourri.fltr.ucl.ac.be/itinera/Enseignement/Glor2330/Utopia/intro.htm

. Sur le thème de l’utopie, lire aussi l’étude du rôle de l’image dans sa  relation avec l’histoire etson analyse par François Ide   de l’Université de Lille, sous le titre « Penser l’utopie par l’image », mais sans référence à la gravure d’Ambrosius  Holbein,    http://stl.recherche.univ-lille3.fr/seminaires/philosophie/macherey/macherey20082009/Ide12102008.html

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